Gurian et Callisto

Lorsqu'il la vit s'arrêter, Gurian prit la chose pour normale. Il avait souvent vu des piétons se sentir mal à l'aise ou même malades sur un véhicule, à cause des vibrations du moteur. Tout en se rapprochant, il put la voir se lever du siège de son dragster en titubant, puis tomber à genoux sur le sol.

Il arrêta son propre dragster à son niveau et l'appela. En vain. En fait, à l'observer de plus prêt, elle ne semblait pas malade. Un reflet métallique attira son regard. C’était son Pip-Com, gisant sur le sable. L’avait-elle fait tomber, ou était-ce volontaire ? Gurian se leva et ramassa l’objet. La radio crépitait encore, mais on n’entendait plus rien.

S’approchant de Callisto, il remarqua qu’elle semblait regarder fixement un point dans le ciel, sans prêter attention à sa présence. Il était maintenant suffisamment près pour voir son visage. Celui-ci oscillait sans cesse entre le chagrin, le dégout et la colère. Ses yeux étaient embués de larmes, qui coulaient doucement sur ses joues. Elle serrait les poings avec tellement de force que ses bras tremblaient. Ravalant un sanglot, elle ouvrit la bouche comme pour parler, mais aucun son n’en sortit.

Alors il fondit sur elle comme une averse de nuit. En secret, les gouttes tombent. Il la sert dans ses bras, il n'ose rien dire de plus. Il la cajole et il la laisse finir, tout le temps qu'il lui faut.
Finalement, la vie sera toujours faite ainsi. Il y aura des morts, il y aura des gens pour les pleurer, et il y aura du sang sur les mains pour les avoir vengés. Le cercle du massacre et de la peine étranglait le chemin déjà tortueux de ces amants qui n'espérait jamais que découvrir une douce clairière au bord de leurs routes qui s'entrecroisent, juste une percée dans la brume et la forêt dense, un creux de paradis, et y rester pour l'éternité. Mais le chemin les guide à travers les crevasses et les gorges des vallées malheureuses, où la chaleur du soleil se meurt aux crêtes des falaises noires, et l'où on craint la fureur de l'eau des torrents printaniers.
Pauvre sort que l'existence, dans ce foutu désert. Il la serre un peu plus fort. Il veut être à sa place pour l'épargner du chagrin, il veut se coller contre elle pour lui voler sa souffrance et lui interdire la tristesse. Il lui frotte le dos pour l'ébouriffer, la rendre forte et rebelle. Il lui dit qu'il servira ses désirs même de mort et de cauchemar, il lui dit qu'il la suivra quoi qu'il leur en coûte, il ajoute encore qu'il l'aime plus que tout et il l'embrasse en tremblant.

Sans un mot, elle serre ces mains qui l’enlacent, puis elle se retourne et embrasse leur propriétaire. Un léger sourire naît sur ses lèvres quand elle plonge ses yeux rougis par les larmes dans les siens, avant de disparaître. Son regard devient plus dur que la pierre, et tandis qu’elle l’étreint, elle sent grandir en elle un sentiment qu’elle pensait ne plus jamais ressentir, avec lui ou au sein de la Cour. Celui d’une injustice perpétrée en toute impunité. Du sang innocent avait été versé. Peu lui importait que ce sang fût celui de deux jeunes femmes de son clan. Elles étaient inoffensives et sans défense, cela seul comptait à ses yeux.

Grâce à son Pip-Com, elle avait assisté en direct à l’exécution sommaire de Karmin et à son agonie. Ne pouvant en supporter davantage, elle n’avait changé de fréquence que pour entendre les cris de douleur d’Elise, battue à mort par Gorok. Elle entendait encore résonner dans sa tête l’atroce craquement du crâne de la jeune fille sous les coups du milicien. Ces hommes, pensa-t-elle avec dégoût, qui se font passer pour les protecteurs de la paix, n’étaient que des assassins déguisés, sans honneur, dissimulant leurs actes derrière le voile de l’autorité.

Doucement, elle se dégagea de l’étreinte de son amant et il put voir une froide colère dans ses yeux maintenant secs. Entre eux, nul besoin de mots. Ils savaient tous deux ce qui se produirait si elle suivait ce chemin. Il semblait facile et dépourvu d’obstacle, mais au bout du compte, la souffrance et la douleur seraient ses seules compagnes. L’autre sentier était sinueux, tortueux et plein d’embûches, mais elle n’était plus seule. Il était là. Ils étaient là. Avec elle. Elle poussa un soupir et baissa les yeux. De nouvelles larmes coulèrent sur ses joues, mais quand elle releva la tête, son regard avait de nouveau changé. Le sang appelait le sang, mais de cela, d’autres se chargeraient. Soudain, un vent froid mordit sa peau. Lentement, le soleil se couchait sur Orkembor, avalé par la Mer de Sable, dardant ses feux rougeoyants sur l’immensité du désert. Frissonnant, Callisto se blottit dans les bras de Gurian.

Il s'allonge lentement avec elle sur le sable encore brûlant. Il accueille sa tête au creux de son cou, ses bras autour de son torse. Il pose sa main sur le cœur de sa protégée, conscient qu'elle hurle fort à l'intérieur. Il la remonte sur son épaule et chante doucement en regardant la lumière du jour s'évanouir :

« Empty spaces what are we living for. Abandoned places, I guess we know the score. On and on, does anybody know what we are looking for ? Another hero, another mindless crime behind the curtain, in the pantomime. Hold the line ! Does anybody want to take it anymore ? »

Il inspire de sorte à ce qu'elle s'écrase dans son emprise, gonflant ses poumons à bloc, fermant les yeux. Il hurle :

« THE SHOW MUST GO OOON ! SHOW MUST GO OOOON ! »

Il sert les poings sur elle, continuant :

« Inside my heart is breaking, my make up may be flaking but my smile ... »

Retombant, plus calme, passant sa main sur la joue de Callisto, autour de ses lèvres déchirées par le drame.

« .. still stays on. »

Il la regarde enfin de front, déterminé à faire un deuil le plus rapide possible sur la tuerie.

« On ne peut pas se faire abattre par les larmes, Callisto. Il faut tenir debout. Vengeance, deuil tranquille, ce que tu veux ... mais la solution est à Jouvence. Serena nous attend avec du bon matos, on pourra se reposer, et je te ferais oublier la peine. On verra bien vite ce qu'on fera sur place. »

Il sort son flingue, visant le soleil qui se masque derrière les dunes.

« Tu commenceras par m'apprendre à mieux tirer, j'ai bon espoir d'arriver à un excellent niveau avec toi. D'accord ? » Il la secoue doucement pour la réveiller, la refaire vibrer un peu. « Il faut t'en remettre Callisto, il faut t'en remettre. Tu auras besoin de toute cette force pour y arriver. Et je suis là pour te redresser s'il le faut. Du cran, du courage ! »

Il l'embrasse encore, et encore, et encore. Il l'assomme de baisers et s'enroule autour d'elle. Epuisée, elle se laisse porter par ces bras qui la caressent et cette bouche qui l’embrasse. Sa tristesse et son chagrin s’effacent peu à peu devant la passion.

Au matin, une main cherche à tâtons dans le sable et se referme sur un vieux manteau de cuir. Il dort encore, un bras autour de sa taille. Posant le cuir sous sa tête, elle fixe son Pip-com à son oreille droite et fait tourner une molette. L’appareil grésille puis se tait.

« Ghlib ? J’ai une proposition à te faire. Oui, du genre que tu ne pourras pas refuser… »

Les minutes passent. La conversation radio finit par s’arrêter, et il se réveille, tandis qu’elle se relève, emplie d’une force nouvelle. Elle s’étire face au soleil alors qu’au loin, le vent rugit, soulevant avec force le sable des dunes. L’astre du jour réchauffe son visage et elle se jure en elle-même que ce genre de situation n’arrivera plus. Dégainant son arme, elle la contemple et pense : « Et si ça arrive encore, nous serons là. Moi ou un autre. »

Il se lève, la contemple dans la lumière du jour. Ajustant ses lunettes, il sort son propre flingue et s’approche d’elle dans son dos. Tendrement, il passe ses bras autour de son cou, qu’il embrasse. Elle se retourne et plonge ses yeux dans les siens. Ils restent ainsi longtemps, avant finalement d’unir leurs lèvres, tandis que derrière eux se déchaînent le simoun et la tempête de sable.